Le dimanche 4 juillet 1954, en fin d’après-midi, « dans le Paris des affaires, endormi et silencieux », l’annonce par les conseils d’administration de Ford S.A.F (Ford France) et Simca de la fusion des deux entreprises provoque une « formidable surprise » et donne lieu à une large couverture médiatique.
Le projet de fusion a été conduit dans le plus grand secret. « Une dizaine de personnes à Paris étaient informées des pourparlers. […] Ce n’est que samedi matin, 3 juillet, que quelques bruits se sont répandus sur ces négociations. La Bourse était fermée, les hommes d’affaires en week-end ou en vacances. La surprise fut donc presque générale lorsque fut publié le communiqué officiel suivant : Les conseils d’administration de la Société Simca et de la Société Ford S.A.F. se sont réunis le 4 juillet et ont décidé en principe la fusion des deux sociétés. […] Cette fusion fait faire un grand pas vers la rationalisation de l’industrie automobile française. »
« Le cheval de bataille et la grande réussite de Simca, c'est l'Aronde. La 200 000e est sortie silencieusement le 3 juillet au matin. »
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C’est en décembre de la même année que L’Intransigeant révèle les coulisses de l’opération. « C’est parce que deux hommes qui ne se connaissaient pas se sont adressé la parole à un dîner de l’American Club, le 23 février 1953, que les lettres rouges de SIMCA — à partir d’aujourd’hui — remplacent dans les garages français les lettres bleues de FORD. Ces deux hommes, invités l’un et l’autre au dîner d’adieu offert à l’ex-ambassadeur des U.S.A. à Paris, M. James Dunn, ne s’étaient jamais rencontrés. » Il s’agit d’Henri Théodore Pigozzi président directeur général de Simca, et de Francis C. Reith le nouveau dirigeant de Ford S.A.F envoyé par Détroit en 1952 pour rétablir les finances de la filiale française.
Pour L’Intransigeant « Simca, c’est avant tout un homme, et on ne comprend rien de l’épanouissement de la firme, de sa personnalité bien dessinée, de sa progression étonnante, si on ne connaît pas cet homme : M. H.-T. Pigozzi, vice-président, directeur général. » Le patron de SIMCA est né en Italie en 1898. Après la grande guerre il est envoyé en France par la Fiat pour coordonner l’achat de métaux et ferrailles afin d’alimenter les fonderies du groupe turinois. « En 1924, il est à la tête d’une firme installée rue Blanche, consacrée à l’exportation de ferrailles. En 1926, il devient distributeur général, pour la France de la Fiat de Turin et importe des voitures complètes. A la suite de l’augmentation des tarifs douaniers, il commence par faire du montage en utilisant des carrosseries fabriquées en France par des carrossiers aujourd’hui disparus. Les possibilités d’importation se faisant de plus en plus précaires, même pour les organes mécaniques importés d’Italie, H.T. Pigozzi décide de faire fabriquer ces organes par des façonniers. En 1934, la Société des Automobiles Donnet, qui était tombée en faillite, allait être vendue aux enchères publiques. H.-T. Pigozzi réussit à réunir les 8 millions de francs nécessaires et achète l’usine de Nanterre, avec ses 1.300 machines-outils. La S.I.M.C.A. (Société Industrielle de Mécanique et Carrosserie Automobile) était née. »
Le développement de la firme est extrêmement rapide : « En dix-neuf ans, Simca a grandi à une allure incroyable. C’est, en effet, en 1935, que sortit, fabriquée dans les ateliers de Nanterre, la Simca-5, dont le premier prix de vente fut de 9.900 francs. En 1953, il est tombé dans les caisses de Simca-Nanterre, prix des voitures et des pièces détachées vendues, 39 milliards 263 millions de francs. Le lancement du dernier modèle de Simca, l’Aronde, est un grand succès. « La 200 000ème est sortie silencieusement le 3 juillet [1954] au matin. » Le modèle, chose assez rare pour un véhicule français de l’époque, se vend bien également à l’étranger. « Actuellement Simca exporte dans cinquante-deux pays et dispose de 829 postes de vente. Quatre usines indépendantes de montage, d’où les Arondes sortent naturalisées belges, hollandaises, irlandaises, brésiliennes ou suédoises, sont installées à Rotterdam, Dublin, Rio-de-Janeiro et Stockholm. » Ce qui caractérise Simca pour la presse de l’époque, « c’est la jeunesse et l’audace. La fortune semble la favoriser selon l’adage fameux. Alors que la crainte d’une saturation paralyse certains producteurs, l’audace de M. Pigozzi, à la tête de la Simca, aujourd’hui mieux armée que jamais, est d’énoncer la doctrine optimiste que les constructeurs français ont devant eux, sur le seul marché national des années de prospérité, en raison des besoins de renouvellement du parc français. Actuellement, la moitié des voitures particulières en circulation en France compte plus de dix ans. »
En 1954, la société Ford S.A.F (Ford France) – créée en 1916 et qui dispose d’une usine située à Poissy sortie de terre entre 1938 et 1940 pour une capacité de 100 000 véhicules – est en revanche en difficulté. Son modèle phare la Vedette plait au public mais n’est pas un succès financier. « Peut-être la technique Ford n’est-elle payante qu’au-dessus de 100.000 voitures par an », s’interroge L’Intransigeant. Francis C. Reith, est arrivé en France en 1952 afin de rétablir les finances de la firme. « Nous fabriquons plus de voitures que nous n’en vendons, donc des mesures s’imposent » explique-t-il lors d’un Comité d’entreprise en septembre 1953.
A partir de leur première rencontre à l’American club en février 1953, Pigozzi et Reith se retrouvent régulièrement pour discuter de la situation de leurs entreprises respectives, et c’est le 26 avril 1954, dans le salon des Batailles de l’hôtel Grillon, que le patron de Simca « offre un déjeuner en l’honneur de son ami Reith et lance l’idée de la fusion entre leurs deux firmes. Reith câble immédiatement à Henri Ford II, qui répond, une heure après, en lui donnant pleins pouvoirs pour négocier. […] Chaque soir, jusqu’au 29 juin, les [deux hommes et leurs conseillers] se retrouvent » pour étudier les conditions de la fusion. Ainsi à partir de juillet 1954, « la marque française Ford disparaît. Simca-Nanterre se hausse d’un coup sur le plan commercial au deuxième rang des constructeurs français. […] La petite hirondelle avale le gros poisson, Nanterre, avec ses 200 000 m2 absorbe Poissy avec ses 250 000 m2. » L’influence de Ford restera toutefois considérable « en conservant 30% des actions de la nouvelle société », précise le quotidien Carrefour.
Cet événement est une énorme surprise dans la France des affaires de 1954. « Les opérations de ce genre sont encore très rares en France. […] Et cependant, dans un monde voué à la série, la grande industrie ne se sauvera que par la concentration rationnelle » précise toujours L’Intransigeant. Il ajoute, avec peut-être une pointe de nostalgie et de regret, que « nous voyons actuellement disparaître, une à une, les plus vieilles entreprises automobiles, incapables de fournir à leur clientèle les garanties d’une fabrication suivie et d’un service complet d’agents et de réparateurs. Le grand tort de ces marques glorieuses est d’avoir travaillé pour le nom, le prestige et l’histoire, plus que pour l’avenir. Les grandes firmes automobiles en France sont réduites à cinq, dont les quatre grands. Aux Etats-Unis, où la production est dix fois plus forte, on ne compte que trois grands ; en Angleterre, on voit se dessiner deux groupes de marques qui représentent le meilleur de la production. En Allemagne et en Italie, le marché est dominé par une marque nationale. Ces entreprises très concentrées tirent une part de leur activité des marchés d’exportation où sévit la concurrence la plus réaliste. Finalement, c’est pour conquérir et conserver la clientèle automobile que les marques, tout comme les Etats, réalisent des communautés d’intérêt. Et il n’est pas dit que nous n’en verrons pas de nouvelles dans un prochain avenir, tant est vivace la dure loi de la concurrence. »
Paris-Presse L’intransigeant, quotidien diffusé entre 1944 et 1970.
Carrefour, quotidien diffusé entre 1944 et 1986.
Sources: Retronews, le site de presse de la BnF, et Cairn info pour « Poissy : de la CGT à la CFT. Histoire d’une usine atypique », JL. Loubet, N. Hatzfeld, dans Vingtième Siècle.
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