Saint-Pétersbourg est souvent caractérisée par ses immenses avenues rectilignes, appelées perspectives ( ou prospekts) et ses îles de la rive droite découpées pas les nombreux bras de la Neva. L’île de Pétrograd, dans le prolongement du pont de la Trinité, est longtemps restée peu urbanisée, occupée par des fermes et des datchas, alors que c’est sur ses rives mêmes que l’aventure de Saint-Pétersbourg a débuté. En 1831 le chemin ancestral qui la traverse de part en part, et conduit aux « îles » devient la perspective Kamenno-Ostrovski.
Au n°1, légèrement caché derrière de grands arbres, l’immeuble Lidval avec ses deux façades encadrant un jardin central contraste avec la majorité des bâtiments de l’ancienne capitale impériale aux façades lisses. Édifié entre 1899 et 1904 par Fiodor Lidval, il constitue un des plus purs exemples du style Moderne dans la ville de Pierre Le Grand. Lidval et sa famille vécurent dans l’aile Nord de l’immeuble jusqu’en 1918, date à laquelle l’architecte dut fuir la Russie pour échapper à la terreur rouge. Dans les années qui précédèrent la révolution, l’architecte conçut un autre immeuble dans le style Moderne, au n°61, l’immeuble Zimmerman.
Au n°5, édifié en 1898 par l’architecte Ernest Franzewich Wirrich, se trouve le palais du comte Sergey Witte, ministre des finances sous Alexandre III et Nicolas II, brièvement premier ministre après la révolution de 1905. Dans ses mémoires, l’ambassadeur de France à Saint Pétersbourg, Maurice Paléologue, relata un entretien qu’il eut avec le comte en Septembre 1914 peu après la bataille de la Marne. Ce dernier expliquait au diplomate que la guerre en cours « n’est qu’une folie ! Elle a été imposée à la sagesse de l’Empereur par des politiciens aussi maladroits qu’imprévoyants ; elle ne peut être que funeste à la Russie ». L’ambassadeur qualifia alors de pessimiste une vision qui se révélera pourtant prémonitoire.
Au n°11 de la perspective Kamenno-Ostrovski, s’élevait le Cirque Moderne (Tsirk Modern), immense bâtisse en bois construite en 1827, transformée en salle de meetings politiques par les révolutionnaires sous le gouvernement provisoire, et dans laquelle Lénine et Trotsky prirent la parole presque toutes les nuits avant le coup d’état d’octobre 1917.
Plus loin au n°26 se trouve la Maison Benois, immeuble massif de plus de 250 appartements, construit par les frères Benois dans un style néoclassique, et achevé en 1914. Cet immeuble que l’on qualifierait aujourd’hui de grand standing, comprenant tout le confort moderne, chauffage central, ascenseurs, électricité et service de téléphone, était la propriété de la Première Compagnie d’Assurance Russe. L’immeuble fut réquisitionné en 1917. On y créa des appartements communaux dans lesquels furent logées plusieurs familles se partageant cuisine et salle d’eau. Les plus beaux appartements cependant restèrent intacts et furent attribués aux cadres dirigeants du parti. Ainsi Sergei Kirov, le chef du parti communiste de Leningrad, vécut de 1926 jusqu’à sa mort en 1934, dans un douze pièces, en partie meublé par du mobilier réquisitionné dans les plus belles demeures de l’aristocratie russe, dont les habitants avaient été expulsés et/ou fusillés.
Au 44 se trouve l’ancienne résidence de l’Emir Said Mir Muhammad Alim Khan à Saint Pétersbourg, dernier émir représentant de la dynastie Uzbek Manghit, la dernière dynastie régnante de l’émirat de Bukhara en Asie Centrale, protectorat de l’empire russe depuis 1873. Son père, avait convaincu le Tsar Nicolas II de le laisser édifier une mosquée à Saint Pétersbourg, construite selon les plans de l’architecte Nikolaï Vasilyev et de l’ingénieur Stepan Krichinsky et inspirée du style des mosquées de Samarcande. L’inauguration de la mosquée en 1913 coïncida avec le trois centième anniversaire de la dynastie des Romanov, mais les travaux de décoration se poursuivirent jusqu’en 1921. L’émir ne put profiter du résultat final, car il fut dût fuir le Bukhara en 1921 face à l’avancée de l’armée rouge lors de la guerre civile, pour se réfugier en Afghanistan, où il mourut en 1944.
Au 60, on pouvait dîner dans la Datcha d’Ernest fondée par un français propriétaire également du Café de l’Ours sur Bolschaïa Kononschaïa, et déguster pour 3 roubles le meilleur de la cuisine française à Saint-Pétersbourg au son d’un groupe de musique tzigane. L’établissement, comme tous ceux qui existaient avant 1917, ne survivra pas à l’abolition de la propriété privée dans l’ancienne Russie impériale.
Enfin, au nord de la perspective, juste avant les îles, sur les berges de la Malaïa Nevka, se trouvait une datcha aujourd’hui disparue et dont il ne reste que les jardins qui constituent l’actuel parc Lopukhinskiy, dans laquelle vécut le marquis de Caulincourt, ambassadeur français à la cour d’Alexandre 1er de 1807 à 1811. Plus tard, dans ses mémoires, le diplomate expliquera qu’il essaya de dissuader Napoléon de lancer sa campagne de Russie, qui selon lui ne pouvait que se terminer par un désastre. Une autre vision prémonitoire qui ne fut pas écoutée …
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