Au début du siècle dernier, les pionniers de l’aviation rivalisaient de courage, ou de témérité, pour accomplir des exploits plus fous les uns que les autres par esprit d’aventure et de conquêtes, et tenir en haleine le public. Marcel Brindejonc des Moulinais fut l’un d’eux ; il nous est raconté par Jacques Mortane en 1938.
1913 allait être une année glorieuse. Concourant pour la coupe Pommery, Brindejonc quitta Paris le 10 juin à 8 h 55 et arriva à Varsovie à 17 h 15, ayant parcouru 1 450 kilomètres dans la tempête avec deux escales seulement, dont une à Berlin. Un tel résultat semble normal aujourd’hui, mais, en 1913, nul ne s’y attendait : quel triomphe ! quelle témérité !
Le héros m’écrivit ses impressions : « Je n’oublierai jamais la terreur que j’éprouvais quand le vent m’emportait vers Berlin à la vitesse de 215 à l’heure. Une pluie froide tombait par intermittences, parfois des grêlons aussi, et les remous me fatiguaient les poignets. Le vol en lui-même ne me faisait pas peur ; seule, la perspective de l’atterrissage m’effrayait. Dès que je vis Berlin, je fus frappé de constater que la ville était presque entièrement couverte d’un épais nuage jaune qui s’élevait de la partie sud et, emporté par le vent, se dissipait peu à peu vers le nord.
Je crus à un immense incendie, mais, en approchant, je constatai que ce nuage était formé de tourbillons de sable soulevés par le vent dans la plaine de Tempelhof, et j’eus alors une idée du vent qui soufflait à terre. Je ressentis une telle frayeur que je gémissais dans mon appareil, certain d’être renversé et ballotté comme une feuille morte en approchant du sol. Je préférais me jeter à l’eau et commençais à descendre pour me poser sur l’étang de Postdam, quand l’idée que mon appareil serait perdu et mon voyage fini me fit tenter ce qui me semblait impossible : atterrir à Johannisthal sans trop casser mon aéroplane.
La descente fut beaucoup moins mouvementée que je ne m’y attendais et, malgré des soubresauts terribles qui me firent regretter de ne pas m’être attaché sur mon siège, j’arrivai près de terre sans encombre et contre le vent. Mon allure était presque nulle par rapport au sol, démontrant que le vent avait une vitesse relative, et je voulus toucher terre, mais, en cet instant, je me vis remonter dans une position inquiétante à la hauteur de trois étages, et je n’eus pas le temps de faire reprendre mon moteur.
Je revins graduellement au sol, puis laissai faire tout seul l’aéroplane qui se posa et recula, en se courbant alternativement sur les ailes d’une manière cocasse, jusqu’à ce que des hommes se fussent précipités et accrochés aux ailes.
J’étais brisé par la peur, et mes nerfs, extrêmement tendus jusqu’à ce moment, se détendirent subitement. Je pus à peine marcher et parler, accablé par un besoin de sommeil plus fort que ma volonté. Il me fallut absorber une grande quantité de café pour me remettre en état. Cet atterrissage me sembla un véritable cauchemar et, je suis sûr qu’il suffirait de quelques émotions semblables pour tuer un homme. »
Non content de son parcours prodigieux réussi, selon le règlement entre le lever et le boucher du soleil, Marcel Brindejonc des Moulinais, qui s’était déjà spécialisé dans les voyages de capitale à capitale, continua sa collection. II poursuivit sa route avec une incroyable énergie, atteignant Saint-Pétersbourg, traversant les 250 kilomètres de la Baltique pour aller se poser à Stockholm. Il en partit le 29 juin à 2 h 30 pour atterrir à Copenhague à 7 h 30. Le 30 juin, il arriva à La Haye, après un vol de 700 kilomètres, et ce fut enfin, le 2 juillet, le retour triomphal à Paris (400 kilomètres).
Brindejonc avait ainsi parcouru 5 000 kilomètres et n’avait fait que sept escales intermédiaires pour se ravitailler. A son retour, malgré son jeune âge, il fut décoré et rapportait les plus hautes récompenses décernées en Russie, au Danemark et en Suède.
J. Mortane (1938)
Texte paru en 1938 dans Jeunesse magazine, hebdomadaire pour les adolescents publié entre 1937 et 1939.
Source: Retronews, le site de presse de la BnF.
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